Milieux humides

Wetland - Andréanne Beardsell

L’Île Bylot possède des habitats d’une rare productivité végétale pour un écosystème arctique. Cette productivité exceptionnelle attire et supporte une grande variété d’espèces aviaires migratrices, notamment des herbivores comme la bernache de Hutchins, le lagopède alpin et la grande oie des neiges. Avec plus de 100 000 oiseaux présents à chaque été, la grande oie des neiges représente l’herbivore le plus abondant sur l’île. Dès leur arrivée sur l’île au printemps, les oies s’alimentent sur des parties souterraines de diverses plantes. Plus tard dans l’été, durant la période d’élevage des jeunes, les familles préfèrent s’alimenter dans les milieux humides, où elles consomment des graminées et des cypéracées. Depuis les années 60, la population de grandes oies des neiges a augmenté drastiquement. Une des conséquences les plus préoccupantes suite à une telle augmentation est la destruction, due à un sur-broutement, des habitats arctiques qu’elles utilisent en saison de reproduction. En effet, la destruction de grandes étendues de marais par la petite oie des neiges a été observée à La Pérouse Bay, sur la côte ouest de la Baie d’Hudson (Canada). À ce jour, de tels impacts n’ont pas été observés à l’Île Bylot. Toutefois, pour arriver à déceler les premiers signes de détérioration, notre projet étudie de près la productivité des milieux humides (quantité de biomasse de plante produite) et les impacts du broutement par les oies dans ces milieux humides, depuis l990, dans la Vallée Qarlikturvik (principal site d’élevage des jeunes chez les oies) et, depuis 1998, dans la colonie d’oies. Chaque été, avant la fonte de la neige, des exclos sont construits dans les milieux humides de l’île pour empêcher que les oies broutent la végétation. À la fin de l’été, nous échantillonnons la végétation à l’intérieur et à l’extérieur de ces exclos pour estimer la productivité des milieux humides et l’impact du broutement par les oies. La base de données complète du suivi des milieux humides à l’Île Bylot est disponible sur NordicanaD.

Productivité des milieux humides

Goose exclosure - Marie-Christine Cadieux

La productivité des milieux humides est mesurée par la quantité de biomasse aérienne (masse de végétation qui croît au-dessus du sol) dans les sites non-broutés (à l’intérieur des exclos). Pour évaluer cette productivité à l’Île Bylot, les plantes sont divisées en trois grandes catégories de plantes graminoïdes : Eriophorum (linaigrette, la plante préférée des oies), les graminées (surtout Dupontia de Fisheri, une autre plante favorite des oies) et Carex. Étant influencée par les conditions climatiques estivales, la productivité de chaque groupe de plantes varie d’une année à l’autre. En effet, en raison des étés qui sont courts, la croissance annuelle des plantes en Arctique est très sensible à la température de l’air en été, laquelle a augmenté au courant des dernières décennies (voir observations climatiques à long terme pour plus de détails).

La production végétale des milieux humides arctiques varie entre 20 et 100 g/m2 en fonction de la latitude, où les sites du Haut-Arctique sont moins productifs que ceux du Bas-Arctique. Depuis 1990, la biomasse aérienne globale des plantes graminoïdes dans la Vallée Qarlikturvik est d’environ 51 g/m2. Les graminées comptent pour 61% de cette biomasse, Eriophorum pour 32% et Carex pour 7% de la biomasse totale de graminoïdes. Depuis 1990, la biomasse des plantes graminoïdes a tendance à augmenter dans la Vallée Qarlikturvik. Effectivement, depuis 1998, la productivité végétale est généralement supérieure à la moyenne à long terme.

Productivité végétale dans les milieux humides de la Vallée Qarlikturvik (principal site d’élevage des jeunes chez les oies).
Il n’y a pas de donnée de productivité en 1992 et 2020.

À la colonie d’oies des neiges, la productivité végétale moyenne des plantes graminoïdes est de 38 g/m2 entre 1998 et 2010 (comparativement à 55 g/m2 pour la même période dans la Vallée Qarlikturvik). Les espèces de graminées, surtout Dupontia, représentent la moitié de cette biomasse, alors que les espèces d’Eriophorum représentent 46% et Carex 4%. En raison d’un assèchement du site d’échantillonnage, la moitié des exclos de la colonie d’oies ont été déplacés en 2011, rendant impossible une comparaison de la tendance à long terme de productivité végétale à ce site. La biomasse moyenne de graminoïdes depuis 2011 est de 106 g/m2, majoritairement représentée par Eriophorum (64%) et les graminées (35%), avec très peu de Carex (1%).

Legend
 
 
Productivité végétale dans les milieux humides de la colonie d’oies des neiges.
La moitié des exclos ont été déplacés vers un nouveau site en 2011, expliquant la séparation dans la figure et les moyennes à long terme calculées séparément (avant/après 2011).
Il n’y a pas de donnée de productivité en 2020.

Impact du broutement des oies

À l’Île Bylot, l’impact du broutement des oies est calculé comme la proportion de biomasse aérienne consommée par les oies (différence entre la quantité de végétation à l’intérieur et à l’extérieur des exclos, i.e. broutée vs non-broutée). Cet impact varie d’une année à l’autre et elle est influencée par le nombre d’oies des neiges nichant sur l’île. Depuis 1990, la grande oie des neiges a consommé en moyenne 32% de la biomasse aérienne annuelle dans les milieux humides de la Vallée Qarlikturvik. En 1993, nous avons noté le plus grand impact des oies sur la végétation alors qu’elles ont consommé 60% de la biomasse aérienne dans les milieux humides de la Vallée Qarlikturvik. Cette année-là correspond aussi à un pic dans la population de grandes oies des neiges à l’Île Bylot. Deux autres années se démarquent également où nous n’avons pas été en mesure de détecter l’impact du broutement des oies dans la végétation des milieux humides sur le site d’élevage des jeunes (i.e. 2004 et 2010). En 2004, de fortes pluies reçues en juillet ont inondé les milieux humides de la Vallée Qarlikturvik, empêchant les oies de consommer une grande partie des plantes produites cette année-là. En 2010, la présence de harfangs des neiges sur l’île a incité les oies à nicher en petits groupes autour des harfangs, en retrait de leurs sites habituels de nidification. Ainsi, même si la productivité végétale a été élevée en 2010, les oies ont pu s’alimenter dans des parcelles de milieux humides isolées à l’extérieur de leur site traditionnel d’élevage des jeunes. Dans la colonie de nidification, les oies consomment environ 27% de la biomasse aérienne totale. Ceci est similaire à ce qui a été observé dans la Vallée Qarlikturvik pour la même période (i.e. 28% de la biomasse végétale a été broutée depuis 1998). Jusqu’à présent, nous n’avons noté aucune évidence claire démontrant que le broutement de la grande oie des neiges a un impact négatif sur la productivité des plantes dans les milieux humides de l’Île Bylot.

Grazing geese - Tim Moser
Impact du broutement des oies dans les milieux humides de la Vallée Qarlikturvik (principal site d’élevage des jeunes chez les oies) et la colonie d’oies.
Il n’y a pas de donnée sur l’impact du broutement en 1992 dans la Vallée Qarlikturvik et aux deux sites en 2020.

Changements climatiques et asynchronie dans la disponibilité de nourriture

En tant qu'herbivores, les oies sélectionnent des plantes graminoïdes de haute qualité dans leur alimentation pour répondre à leurs besoins nutritionnels tout au long de l'année. Au cours de l'été, les oisons doivent augmenter leur masse corporelle de plus de vingt fois en moins de deux mois pour survivre la migration vers le sud. Pour ce faire, ils doivent ingérer une grande quantité de plantes riches en protéines. Par conséquent, les oies reproductrices doivent synchroniser leur date de ponte pour que l’éclosion des œufs coïncide avec le pic de qualité et de disponibilité des plantes. Ce pic se produit généralement au début du mois de juillet. Cependant, les années où le printemps est hâtif dans l'Arctique, les oies ne sont pas toujours en mesure d'arriver au moment optimal sur leur aire de reproduction, car les conditions environnementales varient le long de leur route migratoire. Au cours de ces années, à l'Île Bylot, les oisons naissent souvent après le pic de qualité des plantes qui est devancé par les températures plus chaudes. Cette asynchronie se traduit par une réduction de la masse corporelle et de la taille des oisons à l'envol. Dans l'Arctique, la saison de croissance des plantes est courte (<100 jours) et commence dès la fonte de la neige. Puisque la température de l'air s’est réchauffée dans l'Arctique au cours des dernières décennies, ce type de décalage entre les oies et leur nourriture pourrait devenir récurrent à l'avenir et avoir des conséquences négatives à long terme sur la population de grandes oies des neiges.